T’as forcément maté les photos de mon post précédent et tu t’es mordu les doigts au point d’être passé pour un lépreux vendredi soir au Bataclan. Tu t’es mordu les doigts en te disant putain mais qu’est-ce que j’ai foutu à perdre mon temps à frimer à NYC ou au Machu Picchu duquel j’ai rien appris.
J’ai pas envie d’enfoncer le clou mais fallait quand même qu’au-delà des photos j’en parle un peu. C’est quoi Skagen ? Skagen c’est dans le Jylland, c’est la ville la plus au nord du Danemark. Le Danemark en gros c’est le Sjæland à l’Est où t’as Copenhague et Roskilde, puis c’est Fyn (la Fionie) au milieu et à l’Ouest le Jylland, prolongement péninsulaire de l’Allemagne, du continent. Ce qui fait donc que si on oublie la Grande Bretagne qui ne fait pas partie du continent, et les autres pays scandinaves qui au fond sont juste une vilaine excroissance géographique, Skagen est la ville la plus au Nord du continent européen. Le Jylland c’est une longue et large langue de terre qui s’enfonce entre la Mer du Nord et la Baltique, pointée droit vers le Nord, droit vers le pôle. C’est pour ça qu’une fois que t’arrives tout en haut, à Skagen, que tu progresses doucement dans les 45 minutes de sable, de galets, de dunes et de blockhaus qui te séparent du top of Denmark, tu frissonnes. Tu frissonnes pas parce qu’il fait froid, parce qu’il fait moins froid qu’à Copenhague pourtant plus au sud, et plus beau. Tu frissonnes parce que c’est un des rares endroits de la terre qui signifie quelque chose ne serait-ce que par sa géographie. Tu frissonnes parce qu’à chaque pas que tu fais, tu t’aventures plus au Nord, plus au Nord que tu ne l’as jamais été encore.
T’as ton appareil, tu mitrailles pire qu’à la grande époque de Bassorah, mais tu sais pas vraiment quoi prendre en particulier. C’est plus Skagen, la station balnéaire en vogue fin XIXe et dont les peintres scandinaves étaient friands. Grenen. Nom tout aussi clair, « tree-branch », Gren en Danois. L’endroit le plus septentrional. Tu croises deux ou trois touristes allemands qui ont quelque chose de différent dans le regard et que tu comprendras qu’une fois revenu. T’aperçois cachées dans les dunes une, deux maisons de bois, orphelines, aux murs noirs éclatant, marron foncé, au toit rouge, rougi, tu serais obligé de te baisser pour passer la porte. Tu dépasses le phare imposant et le drapeau Danois qui flotte fièrement et t’es fier avec lui, se dévoile alors la dernière partie de la pointe. Alors qu’au début de la plage t’apercevais confusément des tâches blanches mouvantes au loin, au Nord, là tu comprends, c’est les vagues incessantes, pas grosses, mais profondes, entraînantes, lourdes, faites des courants des deux mers, la Mer du Nord à l’Ouest, ce monstre horizontal, et la Baltique à l’Est, apprivoisée mais drue. Tu marches de plus en plus vite, presque plus de végétation, presque plus de galets qui n’ont pas résisté aux vents perpétuels, mais des lacs rescapés de la dernière marée ou preuve de l’humidité des sols à cet endroit précis du Danemark. Tu continues de marcher dans le sable, c’est difficile, tu perds parfois l’équilibre et tes pieds sur la plage font le même bruit que tes moon-boots dans la neige à Méribel parce que tout est lié. Tu commences à sérieusement plier les yeux, trop de soleil, dans le ciel, en fresque intégrale, sur l’eau, qui scintille, qui éblouit, t’as le regard aiguisé ça y est ton visage se transforme. Le tracteur et sa remorque de touristes repart, tu te dis qu’ils auraient pu faire le chemin à pied pour comprendre, mais tu trouves que ce tracteur qui zone au point le plus au Nord de l’Europe il a de la gueule alors tu le photographies aussi. Les gens deviennent plus rares, le vent te soulève petit à petit, et comme trop vite, t’y es. Comme sur la proue d’un bateau terrestre, comme au bord d’une falaise, comme à bord d’un avion. Les deux mers jouent leurs grands mouvements, tu t’approches encore un peu, pour être encore un peu plus au Nord, pour être l’homme le plus au Nord de l’Europe pendant quelques secondes. Tu gonfles la poitrine et lève un peu les bras au ciel, comme pour aller encore plus loin. Comme dans Titanic ouais, sauf que là t’es en train de le vivre et que t’as pas une chieuse à côté de toi. Les minutes passent et tu regardes la mer, les mers, ton regard devient bleu comme elles, tu deviens la mer toi-même, t’existes plus vraiment, ou t’as jamais existé de la sorte. Tu te blottis dans le silence et tu fais plus rien.
Puis une demi-heure plus tard tu repars, parce qu’il le faut bien. À contrejour les gens présents ressemblent à des soldats de plombs, des marionnettes de la Nature, sombres et brillantes. Les mini galets par milliers en bataillons d’insectes qui se ruent sur tes pieds et sur les nuages passagers te font comprendre que t’es même plus sur Terre, mais plus haut encore. Tu rentres à Skagen en traversant les dunes aux cheveux blonds et ton crâne brûle encore d’une réalité qui charge toute ta tête sans que tu le veuilles : tu reviendras. Tu reviendras parce qu’il s’est passé quelque chose, entre Grenen et toi, entre les mers et toi, tu gardes ça en silence, t’en dis pas plus, tu reviendras. Au Nord c’est pas les corons, c’est Skagen, puis Grenen, et rien d’autre. T’es aimanté t’as plus le choix, et t’aimes ça. J’aime ça.